Car un jour de vengeance - bonus - Calmann-Lévy

VOTRE CHAPITRE INÉDIT

Ils n’étaient qu’un

Ce jour-là, il faisait un temps magnifique. Le vert des feuilles du chêne tranchait avec le bleu du ciel. L’air était piquant, un peu mais pas trop, et Lazare se dit que c’était beau tout ça. Le mardi touchait à sa fin. Schmidt avait quitté le navire comme à son habitude, et La Boissière l’avait accompagné. Les élèves étaient seuls maîtres à bord, mais personne n’aurait songé à en profiter ; les tentatives précédentes avaient calmé tout le monde.

C’est Lazare qui avait proposé de faire une partie de cartes à l’extérieur, sous l’immense chêne centenaire qui dominait la pelouse devant le pensionnat. Il n’avait pas remarqué l’échange de regards gêné entre Alice et Lilas. Il ignorait qu’un adolescent s’y était pendu l’année précédente – pourtant les filles le lui avaient dit mais il l’avait oublié, comme la plupart des informations qui traversaient son cerveau avant de disparaître quelque part dans l’infini.

Ils jouaient au Kem’s et avaient tiré les équipes au sort. Lazare était avec Lilas. Ils étaient      convenus d’un code : se tripoter le lobe de l’oreille gauche pour révéler à l’autre qu’on avait un carré. Jusqu’à présent ça avait marché, ils gagnaient quatre parties à trois. Assis dans l’herbe froide, tous étaient concentrés sur leur jeu, et Lazare se dit encore une fois que c’était une sacrément belle journée. Alice leva les yeux de son jeu et lui fit un clin d’œil, qu’il lui rendit. Elle était ravissante, le froid avait rosi ses joues de porcelaine, il eut envie de la dessiner mais ç’aurait été dommage d’interrompre le jeu. Il fit d’elle une photographie mentale et se promit de la coucher sur papier le soir-même, après la messe. Il se demanda à quoi ressembleraient leurs enfants s’ils en avaient : d’adorables petits métis rieurs qui courraient partout en appelant maman, et Alice les prendrait dans ses bras et les ferait tournoyer en l’air en riant, et la musique s’élèverait à ce moment-là et ce serait la fin de l’histoire. Cut. Noir enchaîné. Happy end.

Sauf que Lazare savait aussi sûrement qu’il s’appelait Lazare qu’il n’aurait jamais d’enfants. Cette idée le fit rire, parce qu’elle était empreinte de mensonges. En réalité son prénom, son vrai prénom, celui que lui avait donné sa mère, sa vraie mère, à Haïti, était Ernso.

Il regarda ses amis, Alice, frêle et pure ; Lilas, mystérieuse et concentrée ; Olivier, emprunté et suffisant. Il savait qu’il ne devait pas s’attacher à eux, car il finirait par les perdre aussi sûrement qu’il avait perdu tous ceux qu’il aimait à Haïti, avant d’être embarqué comme un paquet en direction de la France par deux inconnus sans que quiconque songe à lui demander son avis. Les psys successifs qu’il avait vus avaient assuré à ses nouveaux parents qu’il n’avait aucun souvenir de ses premières années là-bas et il ne les avait pas détrompés, mais c’était faux. Il se rappelait l’odeur douce et aigre de sa mère, de sa tante, de sa grand-mère, leurs bras décharnés qui le serraient si fort pour l’apaiser, l’empêcher de pleurer quand il avait      faim. Il sentait encore le goût de la terre qu’elles lui faisaient avaler à pleines bouchées pour le faire taire, quand les tontons macoutes approchaient, avec leurs bruits de bottes autour de la case et les coups assourdissants de leurs matraques sur la tôle ondulée. Il se souvenait de tout.

—      Kem’s ! cria Alice avec un air de triomphe avant de jeter ses cartes sur l’herbe.

Lazare crut lire un soupçon de reproche dans les yeux de Lilas, comme si c’était de sa faute s’il n’avait pas été assez attentif, incapable de déceler le signe secret de leurs adversaires. Il prit un morceau de bois, commença à le mâchonner, et cette idée fugace disparut aussi vite qu’elle était apparue. Ses pensées étaient comme ça, elles allaient et venaient à leur gré, volaient en liberté et s’entrechoquaient.

Il regarda ses amis. Ils l’abandonneraient un jour ou l’autre, il le savait, mais ce jour-là ça ne le toucherait pas. Son cœur était vide et il voulait qu’il reste ainsi car s’il le laissait se remplir      un jour il se viderait à nouveau et ça lui ferait mal. Et Lazare ne voulait plus avoir mal. Jamais.

— Nous sommes donc à égalité, prononça Lilas, aussi sérieuse que si elle était un juge de gymnastique aux j     eux Olympiques.

Olivier alluma une cigarette et la passa à la jeune fille avant de s’en allumer une à son tour. Cet après-midi, personne ne viendrait les punir pour avoir fumé. Alice enlaça Lazare et elle enfouit son visage dans son cou.

—      Je sais pas où t’es mais reviens parmi nous mon beau ! murmura-t-elle. Tout ça n’est qu’un jeu !

Lazare sourit. C’était vrai : la vie n’était qu’un jeu. Quand soudain, sans prévenir, Lilas hurla « Catapulte ! » et se jeta sur eux. Alice émit un cri de surprise et s’étala sur Lazare en riant à gorge déployée. Il eut à peine le temps de sentir le poids des corps des deux filles qu’Olivier vint s’écraser sur elles à son tour en gloussant. Lazare en eut le souffle coupé.

Leurs corps roulèrent en désordre dans l’herbe, et ils restèrent comme ça, allongés, cheveux, bras et jambes mêlés… Lazare sentait leurs souffles sur lui. À cet instant il eut envie de les embrasser tous les trois, sentir leurs lèvres, leurs langues, leurs bouches avides, fusionner et ainsi les garder pour toujours. Il hésita. Auparavant il aurait cédé à ses désirs, car depuis bien longtemps il avait décidé qu’il volerait ce dont il avait besoin, et qu’il prendrait ce dont il avait envie. Mais pas avec eux. Avec eux il ne voulait plus ni voler ni prendre, il voulait partager, aimer et être aimé, même si ça le terrifiait plus que tout. Car il savait, comme il savait qu’il se nommait Ernso et Lazare, qu’on finirait par les lui enlever. 

Car un jour de vengeance

Je m’étais assoupie quand un bruit m’a réveillée. J’ai ouvert les yeux : Lazare, assis sur le lit double, me fixait dans la pénombre. Par la porte communicante restée ouverte, on entendait la respiration régulière d’Olivier et de Marie dans la chambre d’à côté. Lazare s’est avancé sans bruit jusqu’au fauteuil où j’étais roulée en boule, empêtrée dans la couette qui sentait le détergent et la sueur.

— Tu dors ? a-t-il chuchoté.

— Ben plus maintenant. 

— On va fumer dehors ?

— Si tu veux.

Je me suis levée en silence et je l’ai suivi dans les couloirs déserts de l’hôtel. Lazare, mon roi fou, ma déchirure. Quand on est sortis, le froid m’a piqué les joues.

— T’as des clopes ? a-t-il demandé, et ça m’a fait rire.

 J’ai fait non de la tête et il a ri aussi. C’était tout lui, ça, proposer de fumer sans avoir de munitions ! On s’est quand même assis sur le banc en fer qui donnait sur le parking. Je grelottais dans ma parka, lui était juste en T-shirt mais ça n’avait pas l’air de le gêner.

— T’as fait quoi ces vingt dernières années ? m’a-t-il demandé     .

J’ai regardé mon fils grandir, cachée dans l’ombre, en priant chaque jour que Dieu fait qu’il n’ait hérité d’aucune des perversions de son géniteur. Je me suis levée tous les matins en me demandant si tu étais en vie et si parfois mon visage traversait tes pensées.

À la place j’ai juste dit :

— J’ai traduit les mots des autres. J’ai voyagé. J’ai regardé le soleil se lever sur mon lac.

— Parce que t’as un lac maintenant ?

— T’avais bien un parking.

Son rire s’est répercuté dans l’obscurité jusqu’à disparaître. On est restés là un moment, en silence, avant que je réussisse à poser la question qui me brûlait les lèvres.

— Et toi ? Qu’est-ce que tu as fait durant tout ce temps ?

Ma voix n’était qu’un murmure à peine audible. Il n’a pas répondu, il m’a pris la main, ça m’a suffoquée. Sa peau était toujours aussi douce, malgré les crevasses et les cicatrices. J’ai regardé nos deux peaux, une noire, une blanche, et nos doigts qui s’emboîtaient parfaitement.

— J’ai rencontré un gars en prison, Fred, qui venait de Bretagne, a-t-il finalement dit. Quand je suis sorti, je suis retourné dans l’Ogre mais t’étais plus là. Alors j’ai rejoint Fred.

Sa voix était neutre mais il resserrait ses doigts sur les miens, et j’ai eu envie de pleurer. Si je      n’étais pas partie en Auvergne avec Marguerite et Félix, si je l’avais attendu, on se serait retrouvés… Sauf que mon fils aurait grandi dans un squat rempli de camés et ne serait pas devenu la merveille qu’il était, que Lazare m’aurait entraînée avec lui dans les tréfonds de sa folie, et qu’on ne pouvait pas refaire le passé. N’empêche, ça faisait mal.

— J’ai passé du temps là-bas, a-t-il continué. J’aimais bien être sur les chalutiers mais j’arrivais pas à dessiner, ça bougeait trop. Et puis c’était compliqué de lever les filets… à cause de ma main cassée…

Il a levé le bras droit, et sa main estropiée est apparue dans la lumière crue du néon de l’hôtel.

— Ensuite j’ai rencontré une fille. Vanessa.

 Mon cœur s’est serré et j’ai regretté d’avoir posé la question. Bien sûr qu’il y avait eu des filles, des Vanessa, des Malika, des Constance, des Justine, qui avaient traversé sa vie et qui avaient compté pour lui, sans doute plus que moi. Qu’est-ce que j’avais imaginé ? Que j’avais été exceptionnelle ?

— On est allés dans le Sud-Ouest. C’est joli par là-bas, il y a des champs partout. On a fait les vendanges, on a ramassé des prunes… Mais ça s’est pas bien passé avec le gars qui gérait les prunes. Alors je suis parti.

En laissant cette pauvre Vanessa, ai-je songé tout en attendant la suite.

— Je suis revenu du côté de Paris, à Ivry. Un squat avec plein de gens comme moi, des artistes ; on vivait tous ensemble, c’était cool.

Il a réfléchi, à la recherche de son passé.

— C’est là-bas que j’ai recommencé à prendre des trucs… Beaucoup de trucs. La nuit m’a envahi. Mais heureusement vos visages étaient toujours là. Ce sont eux qui m’ont sauvé.

Sauvé, sauvé… Je ne sais pas si j’aurais utilisé ce mot pour décrire son royaume sordide au cinquième sous-sol de l’Ogre, mais bon.

— La suite n’a aucun intérêt, a-t-il dit en souriant brusquement. On s’est retrouvés, c’est tout ce qui compte.

Il a porté ma main à ses lèvres et j’ai cru défaillir. Il avait raison : à cet instant le monde aurait pu s’écrouler, c’était tout ce qui comptait.

— C’est toujours ton visage que j’ai préféré dessiner, a-t-il chuchoté en embrassant chacun de mes doigts tour à tour.

Mes terminaisons nerveuses ont failli exploser.

— Pourquoi tu n’as jamais écrit pour toi ? a-t-il continué en déposant un baiser sur mon poignet.

Parce que je ne voulais pas, ai-je pensé. Parce que l’unique sujet que j’ai toujours voulu explorer, c’était toi, tes mystères, ton être, ton âme. Et à cet instant, je me suis fait la promesse que si on se sortait vivants de toute cette histoire j’écrirais le récit de Lazare, le fou, le ressuscité. L’histoire de Mon Lazare.    

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  • FÉLICITATIONS, VOUS AVEZ ATTEINT LA DEUXIÈME ÉTAPE DE CETTE TOUTE NOUVELLE AVENTURE.
    AFIN D’EN SAVOIR UN PEU PLUS SUR VOUS ET POUR DÉTERMINER SI VOTRE PROFIL NOUS CORRESPOND RÉELLEMENT, MERCI DE BIEN VOULOIR REMPLIR CE QUESTIONNAIRE

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